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Compte-rendu sur les travaux de Stanislas Dehaene

Compte Rendu de la Séance du Séminaire d’Ethnomathématiques consacré aux travaux

de Stanislas Dehaene



31 mars 2006



31/03/06/ Révisé par Pierre Pica en Juin 2007

Nous décidons d’avoir recours pour cette séance à un dispositif un peu différent de ce que nous faisons d’habitude : nous invitons F. Louchard doctorant en anthropologie au LAS et travaillant sur un centre de recherche sur les primates en Indonésie à être « répondant » et Pierre Pica, linguiste, à venir en appui de S. Dehaene pour parler du terrain Munduruku. Ensemble nous prévoyons de discuter les textes suivants :


    - Pica, Pierre, Cathy Lemer, Véronique Izard, and Stanislas Dehaene
    2004 Exact and Approximate Arithmetic in an Amazonian Indigene Group. Science 306 : 499-503.



    - Dehaene, Stanislas
    2005 How a primate brain comes to know some mathematical truths ; pp. 24.
    Paris (conférence donnée aux rencontres internationales de la fondations IPSEN).




    - Dehaene, Stanislas, Véronique Izard, Pierre Pica, and Elizabeth Spelke
    2006 Core Knowledge of Geometry in an Amazonian Indigene Group. Science 311:381-384.



    et accessoirement



    - Dehaene, Stanislas
    1997 La bosse des maths. Paris : Editions O. Jacob



Le séminaire est maintenu malgré la grève des étudiants qui dure depuis un mois sur le campus et le blocage de Tolbiac en face.



La séance commence par un tour de table, outre les habitués, A. Keller, E. Vandendriessche, A. Le Mignot, M. Chemillier et C. Benhamou, on note les personnes suivantes : Christophe Heintz est doctorant à l’institut Jean Nicot et s’intéresse à l’influence des théories cognitives sur l’historiographie des mathématiques ? Frédérique Louchart se présente et explique qu’en tant qu’enseignant d’ethnoscience à Lille 2 ?, il s’intéresse également à l’ethnomathématique, qu’il connaît cependant peu. Martha Cécilia, qui est venue à plusieurs reprises, nous explique qu’outre son intérêt méthodologique pour l’ethnomathématique, son exploration des archives Borel qui révèlent chez ce mathématicien un intérêt pour la question de l’origine des mathématiques, trouve un écho particulier ici. Jean Pierre Cardinal travaille à l’IREM de Paris 13 et s’intéresse aux usages de l’ethnomathématiques dans l’enseignement des mathématiques.


Stanislas Dehaene s’appuie sur une présentation powerpoint qui peu à peu « s’ » effilochera « » lors des questions que nous lui posons. Le diaporama commence par détailler les postulats de son travail.

Il évoque les travaux de Jacques Mehler à l’EHESS et son travail sur la part consciente et non consciente de l’acquisition du language.

Stanislas Dehaene, comme lui, postule que le cerveau contient des représentations mentales. Les mathématiques seraient ainsi, dans une perspective assez kantiennes, restreintes par nos représentations, et partagées par l’humanité. Nos représentations mentales étant contraintes par le fait qu’elles doivent êtres appliquées, pour permettre à un concept de se développer Il s’agit pour lui de naturaliser les objets mathématiques en montrant qu’il existe un « sens de la quantité mathématique », qui devient progressivement, dans son discours, une sorte de « gène du nombre ». Stanislas Dehaene présente ainsi certaines des expériences décrites dans son livre « la bosse des math » et les conclusions qu’il en tire au niveau de la neuro-biologie. le lobe pariétal est évoqué, comme le lieu où dans le cerveau effectuent les opérations de comptages, qui seraient initialement des comptages approximatifs. Il explique que l’horizon de sa recherche consiste à faire une carte du cerveau et des lieux qui sont activés lorsque des activités mathématiques sont en jeu.

Il insiste sur l’intérêt de l’étude des relations homme/macaque lors de l’étude de cette topographie du cerveau mathématique, puisque ce sont les mêmes lieux dans le cerveau, en gros (mais en gros seulement), qui sont activés. Stanislas Dehaene en vient ainsi au cas Munduruku : les mundurucus ne possèdent que peu de mots pour exprimer les nombres et les calculs, alors qu’une série de tests permet de montrer qu’ils peuvent faire des des estimations de quantités et des calculs approximatifs. Ainsi des tests pour établir les noms des nombres sont mis en œuvre, on peut y voir que même pour le nom « un » ou « deux » il n’existe pas 100% de réponses similaires (cf figure 1 de l’article de Science de 1984). Stanislas Dehaene évoque le travail de Peter Gordon sur les Pirahas pour s’en détacher et expliquer que le nombre de personnes interrogées (4) n’est pas assez révélateur.

Pour S. Dehaene, il existe un sens inné du nombre, approximatif. Seul le langage permet d’obtenir une capacité à appréhender le nombre exact.


Pierre Pica explique que chez les Mundurukus (il s’agit d’un résultat de son dernier terrain) les noms de nombres sont en fait des approximations ; une idée que l’on retrouve dans les expressions françaises, « deux, trois », « centaine ». Il existe cependant un suffixe de focalisation, « ma », qui semble être utilisé quand ils’agit ’approcher le nombre dans son exactitude. Il existe des petits nombres exacts, nous dit Pierre Pica, utilisés en réponse à des questions du type « combien d’hommes est-il nécessaire pour effectuer ce travail ? » mais cette exactitude est tout à fait relative (sauf pour ‘un’ (pûg ma)…)


Suite à une question, Pierre Pica explique que l’élite mundurucu a essayé de forger, de nouveaux noms de nombres mundurucu (en partie calqués sur le système du portugais) mais que ce lexique n’a pas été adopté par l ensemble de la population. Pour Pierre Pica, il est important de distinguer au niveau linguistique les noms de nombres des Mundurukus (qui sont des sortes d’adverbes de quantité) de ce que S. Dehaene considère être des numéraux dans des langues comme le français qui sont associés à l’existence de nombres dans une réelle routine de comptage).

En effet, un premier problème est posé par la définition du nombre et du comptage, et de la distinction entre tout un ensemble d’opérations cognitives, telles que la mesure, la mise en correspondance, le calcul. Marco Panza notamment, dont nous découvrons juste avant le début du séminaire un article, souligne la distinction qu’il est utile de faire entre évaluation et nombre, accumulation et addition. En effet, les travaux de Stanislas Dehaene et Changeux, mais également de S. Wynn mettent en avant le fait que nourrissons (voire certains animaux) sont capables d’évaluer approximativement une valeur obtenue par accumulation : un nourrisson réagit de façon particulière quand il s’attend à voir deux mickeys, un rat sait frapper quatre fois une pédale pour obtenir de la nourriture, etc. Si ces travaux soulignent bien une capacité d’approximation , il reste à montrer qu’ enfants et animaux possèdent une idée de « nombre », puis une capacité à « additionner ». Questionné à ce sujet Stanislas Dehaene revient sur le vocabulaire employé sans pour autant répondre sur le fond du problème, qui est dans le passage d’une notion à une autre (P. P : question à laquelle il tente de répondre dans ses articles sur le mundurucu. A. K. : lesquels ? où ? Comment ?).

La question du continu et du discret est également soulevée : pourquoi d’un côté séparer les capacités de mesurer des aires et les capacités de compter approximativement des boules, puis expliquer que la capacité de comptage est avant tout continue et non discrète ? Comment s’opère alors la distinction entre comptage et mesure, si le calcul est approximatif ?

Dans le même ordre d’idée, se pose la question du rapport entre « capacités ou facultés » et « savoir » (« capacity » and « knowledge »).

De manière plus profonde, nous retrouvons un tel problème lorsque nous lisons l’article sur les activités géométriques des Munduruku où se pose la question de la définition des mathématiques ou de l’arithmétique et de la géométrie. Ainsi dans « la bosse des maths », S. Dehaene utilise l’expression de « principes fondamentaux du calcul » qui semblent être définis comme la capacité de faire une évaluation et d’accumuler des quantités discrètes. Mais une telle définition demeure à être explicitée, voire discutée.

Une autre série de questions est soulevée par les outils statistiques utilisés par S. Dehaene. Comment justifier l’usage d’une ANOVA sur des variables discrètes ?, pourquoi ne pas multiplier les tests croisés sur les données récoltées ? S. Dehaene répond que tout cela ne fait pas vraiment de différence, car ce qui compte surtout c’est que les tests montrent que les réponses sont meilleures que celles qui seraient obtenues si les Mundurukus répondaient au hasard. Cependant, à d’autres reprises, il va utiliser un résultat plus fin que celui qui repose sur les résultats brut. De même la représentativité (certes il s’agit d’un critère problématique [en quoi ? PP A. K. : comment est ce qu’on définit ce qui est représentatif pour les Mundurukus ?]) de la population Munduruku testée peut également être questionnée. L’importance donnée à la mathématisation des données dans les articles contraste avec la manière, dont à l’oral, les détails techniques de cette mathématisation sont balayés d’un revers de bras. [PP : est-ce correct ? Je pense que S Dehaene n’a pas voulu vous embarrasser par un discours mathématiques trop technique. Réponse A. K. : pourquoi ne pas avoir répondu sur l’usage de l’ANOVA ? Il s’agit d’un véritable problème : ce dispositif marche pour des données continues ; le passage du discret au continu est un sacré saut, dont on ne voit pas comment il se justifie. Par ailleurs, des mathématiciens étaient présents dans la salle comme Alain Le Mignot (professeur de logique) et Eric Vandendriessche (agrégé) et personne n’aurait donc été embarassé par une discussion de ce type. Les ethnomathématicien(ne)s font des mathématiques. ]

Nous demandons à Pierre Pica et Stanislas Dehaene la manière dont les expériences sont élaborées. Il apparaît que Stanislas Dehaene propose un dispositif expérimental qui est d’abord discuté avec Pierre Pica. Pierre Pica discute ensuite de sa faisabilité avec ses collaborateurs mundurucus. Cette faisabilité établie, Pierre Pica n intervient que si cela est nécessaire (que si un sujet donné pour une raison donnée éprouve une difficulté ou une fatigue particulière).

S. Dehaene précise que la situation peut-être ambiguë lorsque la personne testée échoue. On peut échouer pour n raisons différentes, notamment lorsque l’on a pas compris la consigne se trouvant devant une situation très nouvelle. Il est très facile de faire échouer ces gens. Il faut donc avoir une certaine défiance vis-à-vis de résultats d’expérience affirmant que des personnes ne savent pas faire des opérations portant sur le nombre exact. Le travail de P.Pica et S. Dehaene a, au contraire, consisté à révéler de façon maximale la compétence des personnes. Il faut évidemment éviter des biais dans le sens inverse, en essayant de garder une certaine objectivité.

Les situations d’expériences ont donc été imaginées en essayant qu’elles ne soient pas trop intuitives, pas trop éloignées des situations de la vie quotidienne (d’où l’introduction de la boîte de conserve). Il semble que cela a plutôt bien marché car les Munduruku ont très facilement accepté de se prêter à ces expériences.

Eric Vandendriessche insiste sur le problème que posent les biais inévitables que va induire un protocole d’expérience particulier, et comment réfléchir en amont pour les limiter.

Pierre Pica nous dit que c’est surtout la manière dont ces expériences sont mises en œuvre sur le terrain qui peut induire des biais. Il explique à nouveau – qu’après avoir discuté avec ses collaborateurs mundurucus, il se contente pour beaucoup de rester en retrait, de ne pas donner d’ordre, et il apprend ainsi beaucoup. Il reste silencieux, et veut à tout prix éviter que sa propre parole entraîne des descriptions fausses.

Il semble y avoir un véritable décalage entre les expériences « carrées » telles qu’elles sont décrites dans les articles de Science et la manière dont elles sont en fait effectuées.

Agathe Keller compare finalement cette posture à celle de l’anthropologie « classique », qui consiste à être là, dire le moins de chose possible et observer. Elle pose la question de savoir si réaliser ces tests sur un ordinateur n’est pas un biais pire que la parole.

P. Pica répond qu’effectivement cet appareillage n’est pas neutre, mais qu’à son avis il est beaucoup plus neutre que la parole. Il argumente en expliquant plus en détail comment, dans la pratique, les expériences sont mises en œuvre. Le premier point est de s’entendre avec son interlocuteur sur ce que l’expérience veut dire ; ce dernier explique à P.Pica ce qu’il pense qu’elle veut dire. Si le locuteur mundurucu n’est pas d’accord avec les tests Pierre Pica et ses informateurs entament un dialogue jusqu’à ce que des termes appropriés soient trouvés. Cela peut prendre du temps (jusqu’à 15 jours de discussion).

Agathe Keller pose la question de savoir comment mêler ce dispositif expérimental « quantitatif » avec un dispositif plus « qualitatif ».

Pierre Pica insiste sur le fait que seul le dispositif quantitatif permet d’accéder à des représentations qui ne sont pas exprimées linguistiquement.

Eric Vandendriessche regrette que cet aspect qualitatif, que pourrait amener la description de ces discussions avec les Munduruku, soit absent de l’article publié dans Science. Cet article est en effet très quantitatif. P. Pica répond qu’il ne pouvait pas en être autrement pour ce premier article ; les deux aspects qualitatifs et quantitatifs se rejoindront certainement un jour dans un livre.

S.Dehaene répond à la remarque d’Agathe Keller qui comparait leur démarche avec celle de l’anthropologie « classique ». Il pense que la méthodologie mise en œuvre ici va bien au-delà des méthodes d’observation anthropologie habituelle ; on amène un test en essayant de recueillir les performances de la personne en maximisant la compréhension du test par la personne testée. Cette méthodologie est très différente de celle qui consiste à inférer sur la base des comportements des gens, leurs psychologies ou leurs représentations mentales.

Frédérique Louchart revient à la question de comment éliminer l’ethnocentrisme de nos descriptions : elle peut s’infiltrer par les méthodes que nous utilisons, comme subrepticement par les questions que nous leurs posons.

Il pose la question des logiques matrimoniales, du système de parenté ou des systèmes rythmiques qui pourraient témoigner de logiques formelles complexes, n’utilisant pas directement le nombre ou des figures géométriques standards comme les quadrilatères, les trilatères et les cercles. Sont ainsi évoqués les paniers qui sont tressés par groupe de six. Pierre Pica répond qu’il ne connaît pas assez bien les Munduruku pour pouvoir répondresur un ensemble de points mettant en jeu des compétences aussi disparates

Cyrille Benhamou pose la question de l’équivalence entre les communautés interrogées en Amazonie et en France. Pierre Pica explique qu’aucune communauté approchée des Munduruku ne peut être trouvée en France, et que justement c’est leur distance culturelle qui est à priori utile dans le cadre de ce test.

Stanislas Dehaene tente de rapidement présenter la partie géométrique de son travail chez les Mundurukus.

Eric Vandendriessche évoque les tatouages, en posant la question de l’intérêt d’une telle étude, de nombreux objets géométriques étant clairement mis en œuvre par les Munduruku pour ces dessins corporels.


C’est manifestement l critique la plus fréquente qui a été faite aux travaux que l’équipe a entrepris sur la géométrie . P Pica répond que les figures géométriques ou concepts géométriques (angles, positions relatives de deux droites, transformations…) n’apparaissent pas vraiment comme telle dans la culture de ces gens ; ils disposent de formes géométriques extrêmement « contraintes » : cela est frappant lorsque l’on consulte un livre d’art indien amazonien. P. Pica poursuit en prenant l’exemple du carré. Il n’a jamais rencontré cette forme géométrique (ni de rectangle) chez les Munduruku. Pourtant les mundurucus n’ont eu aucune difficulté pour distinguer un carré d’un non-carré ou un rectangle et non-rectangle. De façon plus générale, il n’y a que très peu de forme possédant des angles droits, pourtant les tests « recherche de l’intrus » portant sur les angles droits ont été très bien réussis. P. Pica pense donc que par ces expériences on touche à quelque chose qui va bien plus loin que de savoir s’ils connaissent ou pas des formes géométriques. On touche selon lui à une sorte de grammaire de traits et de courbes. Les Munduruku étaient de fait persuadés qu’ils n arriveraient pas à faire passer de tels tests à la population (instruite ou pas) dans son ensemble . Contrairement aux compétences numériques testées l’année d’avant, ces expériences de géométrie leur semblaient trop éloignées de leurs préoccupations . Ils n’eurent pourtant aucune difficulté et furent ravis de réaliser qu’ils avaient ces compétences là, et se prêtèrent à ces tests avec beaucoup de plaisir.

Pour S. Dehaene, il se peut que les reconnaissances des symétries spontanées soient liées au choix des partenaires sexuels dans la mesure ou les hommes et les femmes ont des activités très différentes dans ce type de société, tout en soulignant que cette hypothèse n’est pas corroborée par les résultats obtenus ce jour ? Est également évoqué la question des images en miroir.

La discussion informelle continue un moment après le départ de S. Dehaene et P. Pica. Martha-Cécilia évoque ainsi en Colombie un véritable désir de non-exactitude qu’elle ne s’explique pas, mais qui rejoint les description que fait Pierre Pica des Mundurukus qui répondent évasivement quand on leur demande combien ils ont d’enfants.

Un certain nombre de questions ne peuvent être soulevées faute de temps, et nous espérons avoir l’occasion d’en rediscuter :

Senthil Babu aurait voulu savoir pourquoi n’a t-on pas demandé également aux Munduruku de souligner quels sont les points communs des différents objets géométriques qu’ont leur demande de comparer (l’horizon d’une telle question étant de nouveau le mariage du quantitatif et du qualitatif).

De manière plus générale, la manière dont S. Dehaene articule, capacité cognitive, évolution darwinienne, logique interne des mathématiques et histoire des mathématiques demeure ouverte. Il s’agit là d’une perspective neuve et intéressante mais, où il semble important de procéder Avec une certaine prudence.