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Pierre Pica

Compte-rendu de la séance du 05/11/2008 consacrée aux travaux de Pierre Pica sur le système de numération des Mundurucus




Pour préparer cette séance Pierre Pica nous avait proposé de lire :

[Pica, Pierre, Lecompte, Alain, 2008]
Theoritical implications of the study of numbers and numerals in Mundurucu, Philosophical Psychology, Vol.21, n°4, August 2008, 507-522.

[Marc D. Hauser, Noam Chomsky, W. Tecumseh Fitch, 2002]
The faculty of language : What is it, who has it, how did it evolve ? Science, vol.298, p. 1569- 1579]

Pierre Pica fait aussi référence dans son exposé à
[P. Pica, S. Dehaene, C. Lemer and V. Izard, 2004]
Exact and Approximate Arithmetic in an Amazonian Indigene Group. Science 306 : p.499-503.

[P. Pica, S. Dehaene, E. Spelke and V. Izard, 2008]
Log or Linear ? Distinct Intuitions of Number Scale in Western and Amazonian Indigene Cultures, Science 320 : p.1217-1220


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Etaient présents Sophie Desrosiers, Agathe Keller, Michèle Leclerc-Olive, Olivier Keller, Eric Vandendriessche, René-Joseph Lavie, Martha Cecilia Bustamante, Cozette Griffin-Kremer, Sophie Fischer, Rémy Dor et Valeria Giardino.

La séance débute par un rapide tour de table.

Les nouveaux venus : Rémy Dor, Sophie Fischer (linguistes)


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Pierre Pica souhaite montrer en quoi certaines données, en principe purement linguistiques, peuvent parfois porter sur d’autres domaines comme la psychologie cognitive, l’anthropologie ou les neurosciences. PP travaille avec S. Dehaene, de l’INSERM (neuro-imagerie) , I. Spelke de Harvard et V. Izard (sciences cognitives) ; la linguistique apporte quelque chose de très important au débat.
Le système de numération des Mundurucus est un système à petits nombres. Il comprend les 5 premiers entiers :

1 (ou à peu près 1) = pûg
2 (ou à peu près 2) = xep-xep
3 (ou à peu près 3) = e-ba-pûg
4 (ou à peu près 4) = e-ba-dip-dip
5 (ou à peu près 5 ou une poignée) = pûg pôg bi

Jusqu’à 4 le nombre de syllabes est égal à l’entier correspondant.
Par ailleurs, pour 5, pûg signale une approximation.
Si comme [Pica, Dehaene, Lemer, Izard, 2004] l’affirment, le système Mundurucu est un système approximatif, pourquoi cette approximation semble commencer à 5 ?
Il semble y avoir en Mundurucu différents types d’approximation.
Dans [Pica-Lecompte, 2008] : le nombre de syllabes correspond à la cardinalité exprimée par le nombre. Il y a un problème avec cette formulation, car PP n’est pas sûr que la notion même de cardinalité récursive (n -> n +1 -> n+2 etc.) existe en Mundurucu.

Le système du Mundurucu est universel : on le retrouve en français. Il est le reflet de ce que Spelke appelle des connaissances noyaux (que possède un enfant avant d’apprendre le langage). Le premier système noyau qui a été identifié depuis longtemps est celui du « nombre ». Il faut s’entendre sur la définition du « nombre ». Pour PP il s’agit ici davantage de « système de quantité » lié au nombre (d’une façon que l’on essaie de comprendre). Ce système n’est pas propre à l’espèce humaine. Ce qui est ici intéressant est d’étudier la rencontre de ce système « noyau » avec un système propre à l’espèce humaine : le système linguistique.
Le système noyau de quantité peut-être divisé en 3 sous-systèmes ordonnés. (PP remarque que les systèmes linguistiques dans la théorie Chomskienne ne sont pas ordonnés)
système analogique soumis à la loi de Weber (difficile distinction des petites quantités [Dehaene, Pica, Izard, Lemer, 2004])
Système d’ensembles :les enfants peuvent faire des collections de 2 ou 3 (considérés comme ensemble) ; ce système d’ensembles admet 4 pour limite.

Les systèmes de connaissance pré-linguistiques sont ordonnés :

N

Système 1 Système 2
A-------------→ B --------------→ C ------→ Système linguistique

Ce qui est étonnant pour un linguiste est qu’il semble que lorsqu’on atteint B cela n’efface pas A. De la même façon, il semblerait qu’un individu peut acquérir C puis le système linguistique sans effacer A.


[Pica-Lecompte, 2008] montre que le système du Mundurucu est vraiment lié au système B.
PP pense que la correspondance entre les syllabes et la position métrique pour l’expression des petits nombres (donnée plus haut) et, de plus, que 5 échappe à ce système, est un indice selon lequel le Mundurucu suit le système B.

PP fait l’hypothèse que le lexique de nombres Mundurucu n’est pas homogène. Et probablement, c’est le cas dans toutes les langues.

PP pense que les nombres mundurucu n’expriment aucun principe de cardinalité qui engendrerait des nombres avec des valeurs exactes ; ce qui n’est pas le cas.

L’hypothèse est claire : nous pouvons dans la langue faire référence à des lexiques, ces lexiques correspondent à des étapes et ces étapes sont ordonnées.



Au delà des connaissances noyaux, on est tenté de penser (comme le laissent penser les articles de PP avec Dehaene ) que tout le reste relève d’une invention culturelle. PP n’y croit pas : la première difficulté est de définir ce qu’est une invention culturelle.

En Mundurucu il n’y a pas de quantification distributive exacte (l’expression « chaque homme » n’existe pas) ni de pluriel distributif.

Il y aurait quelque chose en Mundurucu qui bloque la composition.

La double reduplication :

Il existe en mundurucu un système de nombre (en paire) basé sur la double reduplication, utilisé par un sous-ensemble de la population (quelques « experts »).

Pûg pûg pûg = veut plus ou moins dire un de chaque côté
La première syllabe symbolise un axe de symétrie et les deux dernières la quantité placée de part et d’autre de cet axe.

Ces nombres peuvent être utilisés en référence à des configurations particulières comme celles obtenues avec des piquets disposés selon un axe de symétrie.

Dans [Pica, Lecompte, 2008] PP montre que pour des configurations symétriques simples la double reduplication a tendance à devenir une reduplication simple : notamment dans le cas des yeux –« chep chep ta ta ta » peut-être aussi dit « chep chep ta ta ».
PP propose de penser que le système primitif était celui des nombres en paire et le système vu plus haut qui exprime des collections approximatives (reduplication simple) en serait dérivé.
La distinction simple et double reduplication :
Nombres de 1 à 5 (simple) exprime des collections
Nombres en paires (double) s’appliquent à des objets disposés selon des axes symétriques.

Remarque-conclusion

Il y a en mundurucu une amorce de système de comptage.



Rémy Dor demande à PP s’il a prévu d’étudier les rapports possible entre le système de quantification et les systèmes de mémorisation.

PP répond que c’est une question ouverte. Est-ce que les Mundurucu auraient une mémoire réduite ou au contraire utilisent-ils un autre type de mémoire ? Auraient-ils un système topologique qui leur permet de se repérer et, à l’intérieur de cette topologie, possèderaient-ils une mémoire phénoménale qui leur permettrait de se repérer dans la forêt : ils ne voudraient pas alors de notre mémoire analytique car cela casserait tout. Ils auraient besoin de quelque chose d’autre qu’une mémoire « computationelle ».
Ces recherches ne pourront se faire qu’en collaboration.

Sophie Richard demande à PP dans quel lieu vivent les Mundurucu ?

PP : Entre l’état du Mato Grosso et l’état d’Amazonie au Brésil.

SR : ont-ils de rapports avec des Brésiliens ? Et donc sont-ils bilingues ?

PP : c’est une question compliquée. Certains d’entres eux, qui servent de relais avec le monde extérieur, sont bilingues ; certains même ont complètement perdu leur langue. Et il y a des Mundurucu qui ne sont pas bilingues.

SR pense qu’il y a là un problème. Car il s’agit de langue qui sont en contact avec d’autres langues depuis des siècles.

PP propose que si la langue mundurucu a été peu influencée par les autres langues c’est que cela était crucial pour leur survie. Car s’ils combinaient toutes les connaissances noyaux (Spelke) ils étaient perdus (au sens propre et figuré).

AK demande comment PP articule cette représentation de la pensée du nombre chez les Mundurucu avec la vision « logarithmique » du la représentation du nombre donné dans l’article de Science [Pica, Dehaene, Izard, Spelke 2008].

PP nous dit qu’en Mundurucu on ne dirait pas « j’ai entre 2 et 4 lits » : si on pose la question il est répondu que « l’espace est trop grand ». Ce qui expliquerait pourquoi ces quantités sont placées très espacées sur la droite numérique ; plus les quantités sont grandes plus l’écart représenté sur la droite numérique est petit. Il y aurait donc des données linguistiques qui corroboreraient cette hypothèse du « logarithme ».
PP précise que ceci n’est valable que si les données de quantités (sous la forme de sons ou de points sur l’écran de l’ordinateur, ou nom de nombre mundurucu) sont présentées en portugais alors la représentation de ces données sur la droite numérique devient linéaire.

Olivier Keller pose la question de savoir si lors de l’expérience de l’ « échelle logarithmique » [Pica, Dehaene, Izard, Spelke, 2008].les traces sont effacées au fur et à mesure.

PP confirme.

OK pense qu’il serait intéressant d’essayer de ne pas les effacer.
EV ajoute que dans l’article il est dit que sur une échelle de 1 à 10, 2 serait certainement placé au milieu et les autres quantités dans la seconde moitié de l’échelle. Il serait donc intéressant d’observer la réaction d’une personne ayant placée 2 au milieu, à qui on demanderait de placer 3 sans effacer la trace de 2. Cette personne serait-elle perturbée par cette trace ou pas ?

OK évoque des films où l’on voit des Mundurucu en train de compter en s’aidant des doigts en les dépliant les uns après les autres ; parfois avec quelques difficultés et parfois ils connaissent les signes et pas les noms. En voyant ces films OK est peu convaincu par l’idée que les nombres mundurucu seraient en relation avec des quantités approximatives.

PP répond que lorsqu’on leur montre un nuage de points ce sont des valeurs approximatives qui sont données. Mais PP trouve néanmoins cette remarque intéressante : il y a une amorce de comptage. Pourquoi y a-t-il une amorce de comptage sans avoir la fonction de succession est un point important.
Souvent lorsqu’ils comptent avec les doigts, ils disent par exemple « ce doigt c’est le doigt de deux ». Mais ils semblent voir ce doigt comme représentant un sous – ensemble à deux éléments sans savoir que deux c’est 1 + 1. Lorsqu’ils comptent sur les doigts, cela fait plutôt penser à un petit enfant qui récite la comptine des nombres.

OK réplique que dans l’article de 2004 est décrite une expérience où, pour exprimer une grande quantité de points, une personne tente (avec difficultés) de se servir de ses doigts et de ses doigts de pied.

PP pense que plutôt qu’un comptage c’est davantage une correspondance un à un.

OK rappelle que dans la langue Mundurucu il existe le mot « trois » et un suffixe à placer devant pour dire « à peu près 3 ». Cela n’est-il pas en contradiction avec la thèse de PP sur les quantités qui seraient toutes approximatives ?

PP pense aujourd’hui que ce suffixe est une marque pour accentuer la marque du groupe. Comme « cent-aine » en français. Par ce suffixe, on insiste sur le fait que c’est un groupe indissociable.

EV revient sur les nombres en paire. Quel est leur statut ?

PP affirme que ces nombres sont un jeu en soi qui utilise les connaissances noyaux qui permettent le développement des nombres étudiés dans [Dehaene, Pica, 2004]. La reduplication simple serait un cas particulier de la double-reduplication.

EV : PP a parlé du dénombrement de piquets. Les utilise-t-on vraiment pour dénombrer ?

PP ne parlerait pas de dénombrement. Ces nombres expriment plutôt une image « perceptuelle » liée à une configuration symétrique. PP relie ce besoin de symétrie à l’absence d’écriture (nous l’avons pratiquement perdu en français, bien que des expressions comme « de temps en temps », « de fleur en fleur ». Les nombres en paire expriment donc une certaine disposition des objets. Donc ce système (tout comme le système de pointage sur le corps) n’est pas un système de dénombrement. C’est un système qui se trouve plutôt du côté des noms de masse.

EV demande si l’exemple des piquets est un exemple donné par une personne mundurucu.
PP confirmant cela, EV se demande si on retrouve cette configuration spatiale dans les jardins ? à la pêche ?

PP nous dit qu’en effet on peut exprimer la disposition des lignes de pêche de cette façon là (3 de chaque côté).

SD demande si cela veut dire qu’ils vont systématiquement poser les lignes d’une façon symétrique.

PP répond qu’il ne pense pas. Ça dépend évidemment des arbres et autres obstacles, donc ils peuvent les disposer de façon dissymétrique. Néanmoins, PP a remarqué qu’ils aiment bien ce type de disposition symétrique.
Cette double-reduplication est utilisée pour les parties du corps, mais aussi pour les pensées, l’imagination…
En français, PP pense qu’il y a des restes de ce système. Par exemple : « il écoute que d’une oreille », ce n’est pas très bien ; cela implique qu’il est préférable pour écouter convenablement d’utiliser ses deux oreilles.

Si PP a raison les « objets » tels que les oreilles, les yeux, les pensées, etc. seraient des noms de masse. On n’aurait pas vraiment accès à « l’ oreille individuelle » ; ce sont des collections de deux oreilles ; des collections naturelles. PP pense que les Mundurucu ont accès à ces collections sans avoir accès aux atomes de ces collections. La raison reste un problème ouvert pour de futurs programmes de recherche.

SD s’interroge sur l’organisation sociale des Mundurucu.

PP n’a pas encore bien regardé de ce côté là. Toutefois il a pu remarqué que la double-reduplication était utilisée pour les liens de parenté (dont la structure est très complexe).

Il y a certainement des choses à trouver du côté des tissus, de la vannerie... PP a déjà beaucoup de documents ethnographiques que nous pourrions regarder ensemble.
Ce qui permet à PP de conclure : ce type d’étude ne peut être menée qu’en interdisciplinarité.

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